mercredi 7 mars 2012

Champ, contre-champ : Rotterdam


Avec les cartes postales, et bien avant StreetView, on pouvait vivre un peu les lieux sans jamais y avoir été comme dirait Monsieur Pierre Bayard.
En regardant bien, le dos voûté contre la table, attentif aux espaces, il serait possible de parler d'une ville, de croire en une circulation à l'intérieur des images tout en étant bien loin.
Ce phénomène de déplacement mental nous est autorisé par notre imaginaire. Et malgré la puissance des images Google, il semble bien que quelque chose encore résiste du réel formant toujours une différence essentielle entre ceux qui ont été quelque part et ceux qui ont imaginé y être.
Le livre de Monsieur Bayard ne donne finalement que peu de réponses sur cet état de l'image puisqu'il évoque celui de l'écrit avec d'ailleurs beaucoup d'humour et d'originalité. Vous avez l'habitude sur ce blog de me voir parler des lieux et finalement vous êtes conscients (et je le suis que vous l'êtes !) que je n'ai malheureusement pas vu beaucoup d'entre eux... Mais l'imaginaire, celui aussi sans doute que je tente d'épuiser dans mon travail artistique de lithographe, l'imaginaire donc s'il est puissant ne pourra jamais pour ma part remplacer l'expérience. Il y a toujours quelque chose dans l'air des lieux que l'on visite, quelque chose qui frappe les joues qu'une image même parfaitement explorée, décortiquée, analysée et complétée ne peut remplacer. C'est je crois finalement ce que j'attends de beaucoup de lieux rêvés pour moi comme Brasilia. Qu'est-ce qui se signalera sur mes joues là-bas ? Mais à tous les fous de l'imaginaire je conseille la lecture du livre de Monsieur Pierre Bayard car les exemples qu'il donne et ses analyses restent passionnants.
Tentons l'expérience avec deux cartes postales de Rotterdam :

Il faisait chaud ce mardi du mois d'août à Rotterdam. J'étais venu là pour un congrès mais bien vite la salle de conférence de notre bureau était devenue insupportable par la chaleur. J'avais décidé, un peu honteux, de faire ma synthèse sur l'évolution de la production du plastique en Europe en me concentrant uniquement sur les documents distribués lors de la première journée. J'avais donc ce sentiment étrange de liberté coupable lorsque j'entrepris de marcher là, tranquillement, sur l'une des places modernes de Rotterdam. Il y avait au centre de cette ville malgré sa modernité et ses constructions récentes quelque chose d'une ambiance de bord de mer, de plage.



Le bassin carré bleui par le ciel d'été apportait une fraîcheur que les enfants savaient utiliser avec intelligence.



Je les enviais, j'aurais aimé avoir ce culot du maillot de bain en pleine ville et mettre ainsi mes fesses au frais dans ce petit lac urbain et artificiel. Je regardais cette mère au loin qui avait elle osé au moins mettre ses pieds dans l'eau.



Ce que j'aimais de cette ville était d'ailleurs un peu résumé dans cette attitude hollandaise. Une sorte de légèreté, de facilité et de liberté qui permettaient ainsi d'utiliser la ville. C'était joyeux.
Je laissais mon regard suivre le petit voilier sur le bassin. Il filait vite autant poussé par le vent que par les cris et les rires des gamins.



Il me fallait m'asseoir pour jouir du spectacle de la ville et encore renforcer ma honte de fainéant par un plaisir supplémentaire. J'appuierais donc l'ambiance de bord de mer en me décidant pour une glace en terrasse.
Si je fermais les yeux, si je laissais fondre la pistache dans ma bouche, j'étais bien ailleurs. Seuls les éclats des voix dans la langue hollandaise me ramenaient ici et maintenant. Et parfois ma cravate emportée par la même bise qui poussait le petit voilier venait gifler ma joue gentiment.
A vrai dire, je m'ennuyais presque. Mais c'était cette sorte d'ennui qui confine à la langueur, un moment de rien qui définit bien plus finalement ce que l'on est que ma déclaration d'identité et de responsabilité au début de la conférence de ce matin.
Je ne voulais pas penser à rien mais je ne voyais pas sur quoi me concentrer d'autre que quelques sensations faciles qui construisaient autour de moi une sorte d'enveloppe sensorielle.
Je faisais la liste : la tension retenue de mes pieds dans mes chaussures dont je sentais les talons agrippés par la granulométrie du sol, ma ceinture de cuir noir offerte à Noël qui me serrait un peu trop, la flanelle du pantalon qui bougeait sous le genou, l'humidité des aisselles rafraîchies, le froid sur les doigts de ma main gauche, celle qui tenait la coupe pleine de glace, ce même froid parfois sur le palais de ma bouche, le murmure de la conversation derrière moi, la barre un peu trop ferme de mon siège dans mon dos sans doute trop penché dans une position bien trop relaxe...
Je regardais les immeubles, leurs dessins. J'aimais, oui cette modernité, moi qui venait d'un petit village du Loiret en pierres sèches et moussues. J'aimais cet ordre, cette facilité à lire les espaces. Tout se colorait d'un gris bleu. Mais j'aimais aussi les points de couleurs vives posées là par les stores souvent oranges ou rouges.
Je tentais de définir les gens à leur habits. J'ai toujours fait cela, regarder les gens, les visages. Si j'avais été peintre j'aurais peint des gens. Mais soudain, je sentis que je regardais aussi les gens parce que ce sentiment de culpabilité remontait à la surface et je surveillais sans m'en rendre compte réellement si je ne pourrais pas être reconnu par un autre membre de la conférence. Au moment même où se formait dans mon esprit cette lucidité policière, mon regard croisa une silhouette vue ce matin. Puis ce fut son visage et son sourire.
Nous rions ensemble de nous retrouver là pour les mêmes raisons et sa manière rapide de prendre un siège et de s'asseoir à côté de moi, confirma mon droit à ce moment de détente. La culpabilité lorsqu'elle est partagée est sans doute moins grave...
Il était le représentant des usines Altra en France. Je le connaissais un peu car nous fournissions à son usine les moules de fonte pour les tuyaux. Il avait aussi desserré le nœud de sa cravate, son col de chemise était un peu humide et il riait en me racontant qu'il m'avait depuis la fenêtre du bureau vu tourner autour du bassin.







Il parlait lentement mais avec une confiance appuyée et je compris vite que cette qualité devait être autant un atout professionnel que relationnel.
Déjà, dans sa main, une glace à la pistache.
Lui aussi aimait Rotterdam et c'était sa cinquième visite. Il me parla de cette architecture, de son désir, jeune, d'être architecte, mais la pression familiale le décida finalement pour la reprise de l'entreprise. Il me raconta sa découverte stupéfiante d'une chapelle curieuse dont la danse de ses mains tentait de définir les formes audacieuses. Une chapelle pour un pèlerinage, un toit en forme de carcasse de crabe. Je ne sais pas ce qui le rendait le plus heureux si c'était d'avoir avec moi une écoute attentive à ses rêves d'architecture ou d'avoir trouvé un compagnon d'abandon du travail.
Le son de sa cuillère en inox sur le fond de sa coupe nous réveilla tous les deux de notre léthargie.
Nous décidions dans un même élan de rejoindre la conférence, de remonter les étages et de reprendre ce pourquoi nous étions là.
Entre le bassin et les géraniums, il m'indiqua que lui serait à l'exposition industrielle de Lille dans un mois. C'était, je le compris immédiatement, une invitation à m'y rendre.

Comment parler des lieux où l'on n'a pas été
Pierre Bayard
les éditions de Minuit, collection Paradoxe
2012

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