Je suis fils d'ouvrier.
D'abord traverser la ville ouvrière et tout ce qui fait sa particularité parfois indigente parfois seulement comme toutes les villes, banale, sale, faite de briques et de broc... mais ouvrière par la typologie architecturale.
Garer la voiture le long d'une clôture haute ne laissant rien voir du Louvre. À pied, passer dans un canyon de végétation toute neuve venant de la pépinière, pas vraiment installée mais prometteuse. On monte vers le Musée, on sent la pression de l'amateur d'architecture dans son corps, l'idéal du premier instant arriver ; ne pas louper ce moment. Puis voir une ligne grise sous un ciel gris. Tout s'accorde. On cherche en quelque sorte l'architecture pour comprendre qu'on est déjà devant. Le cœur hésite : aimer cette absence d'effet, détester le manque d'une surprise. Sentir que, sous ses pieds, tout est dessiné, les herbes folles poussent entre le béton blanc magnifiquement découpé. On ne cherche pas l'entrée, en France on a l'habitude de ce manque flagrant de signalétique belle et efficace. On suit les autres, ceux venus là comme vous à l'événement Louvre-Lens. On nous égare, on entre gratuitement.
Un hall digne des plus belles stations-service de l'autoroute A6 vous accueille. De grands volumes de verre courbé bien dessinés font fonctions : librairie, bibliothèque, ou cafétéria. Il y a même un coin pique-nique sans doute parce qu'il est interdit de manger dans le Parc et que ça fait populaire et accessible de le nommer ainsi. Rien ne fait surprise, rien ne dit ici que vous êtes dans un lieu sacré. On verra que j'attends ce mot avec force.
L'accueil est chaleureux, pas d'affluence.
Passage par une grande porte rectangulaire donnant sur un petit bureau tenu poliment par un gardien qui dit bonjour et prend vos tickets. Un vide déjà ici devant cette porte de garage sans doute dimensionnée pour le transport des œuvres et peu pour dire l'événement à venir ou même générer une frontière entre la vie sans l'Art et la vie avec. Puis, le corps comme attiré par un précipice se tourne vers le vide immense de la grande galerie. On est un peu en hauteur d'une pente qui vous fait voir l'ensemble de ce grand volume dans lequel les œuvres sont rangées en ordre chronologique sans aucune cloison, mur, entre-soi. J'imagine le désir si souverain d'une transparence. Et nous y voilà. Comme sans doute, on a cru qu'ici il ne fallait pas choquer le peuple par des matériaux ou des expériences spatiales trop complexes pour libérer l'œil aux oeuvres uniquement, on retrouve ce discours si martelé de l'absence d'architecture comme architecture absolue, on se retrouve chez Hygena en train de choisir son meuble de cuisine intégrée. La pauvreté du design de la muséographie est réduit à de malheureux cubes blancs, cette pauvreté des matériaux ne donnant sous la main, sous l'œil, rien d'une fonction superbe de mise en avant des œuvres ou jouant même modestement avec elle, c'est terrible. Je m'amuse avec le reflet toujours flou des œuvres dans les tôles aveuglées. Ne reste que ça. Et cette sensation si désagréable d'être toujours vu en train de regarder sans aucun moment d'intimité avec les œuvres, sans surprise de leur déploiement dans un espace, sans cet effet si beau au Louvre à Paris d'avoir à parcourir un espace pour aller à la rencontre parfois difficile d'un tableau, d'une pièce de monnaie romaine, d'un fragment égyptien. Non. On vous voit, vous êtes vu. Et là commence une autre histoire.
Je ne sais rien de toi, je ne sais rien. Je te regarde depuis un moment parce que quelque chose de ta posture, de ton âge, de tes vêtements me rappellent moi-même au même moment hésitant d'une vie. D'abord j'ai aimé ta distance polie et permanente avec les œuvres que tu regardais. Tu les as toutes regardées ainsi : les bras croisés dans ton dos comme si tu avais peur que ton corps ne fasse une bêtise, fasse tomber quelque chose comme quand tu vas chez un parent à l'appartement encombré de bibelots. Tes vêtements aussi, le pantalon, un jean sans forme vraiment, juste pratique et trop court car tu grandis trop vite, une paire de chaussure simples mais propres, un polo gris que tes épaules remplissent à peine, que tes bras croisés derrière le dos font remonter. Là, tranquillement, j'ai cru que tu étais seul au début, tu épluches chaque étiquette, tu lis tout, tu regardes avec attention parfois longuement parfois rapidement. Tu ne souris pas, tu es concentré comme si tu attendais qu'il se passe quelque chose de beau, de grave, d'essentiel. Et ça passe. Soudain, tu rejoins une famille comme toi. Deux petites sœurs j'imagine, plus petites et bondissantes. Tu leur dis des choses, elles rient et tu souris cette fois. Mais ton visage devient grave à nouveau et tu retournes dans tes pensées, tu te remets dans ton corps. Parfois nos regards se croisent.
Je me retrouve dans ton attitude, je me retrouve dans ta solitude aimante aux œuvres, je comprends que peut-être c'est pour toi qu'ils sont venus tes parents, peut-être est-ce toi du haut de tes quinze ans qui a formulé ce désir, cette visite. Pour raconter à la rentrée à ta professeur d'arts plastiques tes vacances, pour partager avec elle tes découvertes. Peut-être dessines-tu sur la toile cirée de la cuisine, peut-être que tu as accroché dans la porte de ton placard en sapin un poster d'un masque égyptien. Peut-être.
De l'architecture de Louvre-Lens, je ne retiens que cette promenade que je fais sans et avec toi, dans la lucidité d'une impudeur franchise. Clarté soudaine et belle de la lumière, forêt un peu rude d'œuvres dont la qualité est indéniable. Et, soudain, je vois l'une de mes œuvres amies, l'une de celles que j'allais systématiquement visiter au Louvre-Paris : l'autoportrait de Raphaël avec son ami. D'abord la joie de le retrouver, de savoir que Raphaël et son ami me pointent aussi, qu'en quelque sorte, ils me saluent, me reconnaissent. Puis le regret de ne plus pouvoir les voir à Paris si proche de chez moi. Au Louvre-Paris, vous étiez tous les deux dans la Grande Galerie. Je pouvais vous voir à côté de Balthazar Castiglione, pas trop loin d'Enguerrand Quarton ou de Sassetta. Vous étiez sous des voûtes de pierre d'un Palais riche et sacré. Vous étiez un chemin à prendre pour vous rejoindre, chemin que je connaissais par cœur, chemin d'une histoire, chemin d'une initiation.
Aujourd'hui, Raphaël, ton ami pointe un vide immense et aussi sans doute, parfois un adolescent que j'ai été et des nouveaux en polo gris, les bras dans le dos. Les enfants passent devant, le jaune fluo des parkas Décathlon vient strier mon regard et j'aime ça finalement.
Et le sol remonte, nouvelle pente, nouvelle porte de garage et voici des volumes blancs dans une salle totalement transparente dont la seule beauté architecturale tient à son vide entre les deux parois et à la sensation d'une véranda géante donnant sur le jardin. Un bel escalier tourne contre un bloc d'ascenseur trop proche. Dommage... c'est raté. Le mobilier en trèfle à trois feuilles est comme celui d'un coiffeur chic du centre ville. On s'assoit dessus pour l'oublier. On regarde dehors. Alors, demi-tour, on reprend la grande galerie dans l'autre sens et je comprends soudain que tout le monde naturellement longe le mur de métal à sa droite pour regagner la sortie et comme on vient de faire la visite, on va vite, on marche vite, on regarde parfois ceux qui font la visite à leur tour sans regret.
Ici prendre un café tient d'une expérience connue, celle de la cafétéria d'entreprise, du lycée flamboyant, de l'open-space. Une nouvelle fois, la vision d'un mobilier d'une indigence remarquable et passe-partout. Le four à micro-ondes à disposition comme à l'exact, les vases funéraires étrusques. On aimerait une expérience plus marquante,
on rêve au Luxembourg, on cherche quelque chose de français, de ce chic un peu perdu, on cherche les leçons du modernisme. Charlotte ! Revenez ! Et si c'est ça l'architecture japonaise alors je l'ai parcourue souvent dans des centres commerciaux, des cantines scolaires rénovées.
Un dégoût monte un peu. Un ratage. Une envie de sortir. Je n'achèterai pas de cartes postales du Louvre-Lens.
Mais une voix nous indique que le Musée va fermer. Nous sortons faire le tour du parc. Le Louvre-Lens est là, tout entier dans ce parc. C'est ce qu'il faut retenir, le travail de Catherine Mosbach. Le lieu est dessiné justement, les plantes ne viendront pas camoufler le gris bondissant du métal. On s'amuse des plantes sauvages, on parcours le lieu en jouant des points de vue, on rêve de s'asseoir. Je regarde les photographies sur l'écran de mon Sony. Je ne vois pas de Louvre, je ne vois rien de capital, je ne vois rien. Je suis perdu devant cette absence de lieu. Je cherche en vain ce qui fait l'architecture, le parcours, le déploiement d'espaces. Il n'y a que cet aplat gris me proposant sans cesse mon propre reflet flouté. Je me selfie à la Richter.
J'aurais tant voulu t'aimer. J'aurais tant voulu t'aimer.
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