Je ne sais pas pourquoi mais, immédiatement, à l'annonce de la mort de Jean d'Ormesson, je pense à la Tour Montparnasse et à sa requalification.
Sans
doute que je vois la mort de l'écrivain comme la preuve maintenant de
la disparition de cette génération, de celle au pouvoir au moment de la
construction de la Tour Montparnasse si haïe par la génération suivante
mais aussi, étrangement, par la génération conservatrice de l'époque.
Rarement
une construction se voulant moderne, affichant sa solitude, sa présence
colorée, son implantation et aussi son ordre urbain n'a été aussi
détestée. Même le Centre Pompidou n'a pas subi autant de haine car, il
avait déjà pour lui à l'époque, une fonction particulière dont la foule
s'empara immédiatement.
Alors les reproches que l'on fit à la Tour
Montparnasse aurait bien dû être justement ce que nous aurions pu
protéger et défendre. D'abord son isolement, son érection soudaine,
violente, sans concurrence dans ce quartier de Paris faisant de la Tour
Montparnasse une figure debout, éprouvant le Vieux Paris, l'éreintant
sans cesse et c'est tant mieux. Ce monolithe froid qui impose au sol son
indifférence au monde est l'image même de la politique urbaine de
l'époque, déjà, en ce sens, c'est un patrimoine. Cet échec relatif qui
fut bien souvent l'un des arguments pour une accusation rapide est
pourtant exactement ce qui en fait sa place dans l'histoire. Le socle
prétentieux d'une politique de la ville menée par des hommes en costumes
dans des berlines Citroën. On imagine toujours la Tour Montparnasse
comme la volonté d'agents immobiliers mystérieux, amis des politiques de
l'époque, agissant dans l'ombre des Cabinets ministériels, comme dans
un mauvais film politique des années 70 avec Alain Delon ou Yves Montand
selon les orientations politiques du réalisateur. Cette ombre portée
sur Paris, la surface glaçante du matériau formant la peau de verre de
la Tour, verre fumé, opaque, ajoutant encore à cette violence politique
est un monument à la Fiction en fait.
Mais on pourrait aussi
souligner l'importance d'une telle verticale dans le tapis de la ville.
Il faut des droites qui montent sur un sol trop étendu et trop blanc,
nous disait Alvar Aalto. Paris est blanche des pierres et des reflets
des zincs des toits. Il lui fallait une résonance, un menhir granitique,
une antenne magnétique, il nous fallait équilibrer trop de netteté,
trop de justesse, trop d'égalité. La Tour Montparnasse c'était le Dark
Vador de Paris, casquée, troublante, offrant le désir de l'arpenter en
sachant en quelque sorte qu'on cédait trop facilement au côté obscur,
tout en haut, à juger de la Ville.
Alors, comme le vent tourne
bien fort en haut, il a fallu punir la Tour Montparnasse, punir ceux qui
l'ont posée là. C'est bien ce que la requalification future de la Tour Montparnasse prouve. Il s'agit avant tout d'une punition.
Facile
d'imaginer comment on fabrique cette punition. D'abord il faut être
radical et éteindre complétement le noir. Il faut faire transparent car transparence
est aussi un mot de la communication politique qui devra par le
matériau même de la façade raconter la démocratie, l'ouverture, une
forme morale face aux engagements des nouveaux dirigeants de la Ville de
Paris. Et puis, transparence a toujours été associée à
l'histoire de la Modernité en architecture, c'est toujours faire signe
d'une égalité entre ceux qui décident et ceux qui subissent, une manière
violente d'interdire complètement la contradiction.
"Parmi les gestes les plus manifestes de la Nouvelle AOM: l'abandon du
terrible verre noir qui emballait l'immeuble, troqué contre une double
peau transparente."*
"On espère que le rendu final sera aussi cristallin que sa représentation en maquette."*
Vous
voyez tout, vous n'avez donc aucune raison de nous contredire. Ne pas
arrêter le regard, c'est donc interdire la parole. La nouvelle Tour
Montparnasse se voudra donc transparente, du moins c'est ce qui va être
tenté et raconté, on ne connaît que trop bien comment l'épaisseur d'un
volume éteint toujours ce jour, comment en fait, à vouloir faire un
fantôme disparaissant dans l'éther du ciel, on façonne d'abord un bloc
atonal sans aucune force. Et éradiquer la masse de cette Tour, en
retirer la force sombre c'est, de fait, renoncer à sa première et grande
qualité, à l'un des plus beaux gestes de ses architectes, c'est comme
un bombardement ouvrant sur le mystère de son contenu. C'est l'échec
d'une compréhension, d'une perception de cette Tour dans la Ville. C'est
surtout stratégique. C'est avoir compris que c'était là son plus grand
reproche (reproche politique) et offrir exactement l'attendu
communicationnel. Ce n'est donc pas, non, ce n'est pas un acte
architectural, c'est un renoncement de l'histoire car son histoire tout
entière tenait dans cette expression terrible verre noir. Et nous
aimons ici l'architecture quand elle est terrible, présente, puissante,
c'est-à-dire quand elle existe. Aujourd'hui on interdit les verres
fumés sur les automobiles, c'est le même geste ici. La transparence est
devenue la police, la transparence est devenue la morale gentille, bien
pensante.
"... percé de plusieurs patios pour révéler l'ancrage au sol bâtiment, ce
nouveau socle permettra d'enrichir son programme pour accueillir demain
des visiteurs de passage et des touristes. *
Pour
punir encore mieux, on remodèlera le niveau piétonnier, comme pour
donner l'illusion d'un attachement au piéton de Paris, figure
quasi-héroïque de cette Ville. Le piéton, celui qui lève ou non le nez
doit enfin se sentir aimé, accepté, choyé par l'architecture. Il doit
"ne plus avoir peur", ne plus s'ennuyer sur le trottoir, ne plus
s'interroger sur la réalité d'un mur infini qui le domine. Le piéton est
juge, il faut que l'architecture vienne mourir à ses pieds, il sera
l'échelle, en fait, il sera surtout le CLIENT.
Il faut qu'il entre... qu'il consomme. Les patios sont des appâts.
Et
puis, il faut bien redessiner, reformer et boursoufler quelque part
pour faire acte d'architecture, ajouter surtout de la surface
commerciale, car, il s'agit avant tout d'un éternel retour sur
investissement.
Mais il faut aussi faire semblant. Faire semblant
de quoi ? Faire semblant d'être attentif à l'héritage et offrir une
perception visuelle à cette économie. Pour cela, il suffit de laisser
croire que l'on touche peu, que l'on intervient avec délicatesse en
donnant le signe d'une silhouette maintenue. L'équipe a donc l'argument
qui tue : elle n'a pas touché au dessin du profil de la Tour !
Formidable leçon retenue là aussi de l'image en architecture, on
reconnaît ici les arguments retenus par exemple pour Toulouse-le Mirail.
Juste assez d'arguments de respect pour s'autoriser au massacre. La
démagogie communicationnelle à son degré le plus haut, le plus chic, le
plus jeune...
La jeunesse d'une équipe comme preuve d'une attention...
Et voyez-vous, Ils aiment la Tour Montparnasse ! Ben voyons ! Je t'aime, je te tue.
"Parce que, contrairement à bon nombre de Parisiens, "ils aiment la tour
Montparnasse", avoue Mathurin Hardel, la proposition de la Nouvelle AOM
préserve l'image iconique de l'immeuble et son double galbe."*
"Elle permettra aussi la récupération des eaux de pluie et, puisque c'est
désormais une figure imposée dans le ciel parisien, le développement de
l'agriculture urbaine."*
Alors viendra pour
couronner le tout et surtout pour couronner la Tour, une sorte de
chapeau, de serre, de jardinerie de chez Leclerc, posée là, atterrie là,
comme arrachée d'une zone commerciale de province pour nous faire
croire (mais vraiment à qui ?) à une Tour écologique et éco-responsable.
Quand le clin d'œil à la politique actuelle de la Ville atteint ce
degré d'asservissement politique par de jeunes architectes, on est
certain d'atteindre là un point culminant de non-retour et bientôt on
verra Monsieur Vincent Callebaut devenir l'architecte officiel de la
Ville de Paris. On notera dans l'argumentaire, la figure imposée... Mais
imposée par qui ? Et comment appelle-t-on celui qui décide simplement
de suivre ce qui est imposé ? Un architecte ?
Je suis de ceux qui
sont certains que maintenant la politique patrimoniale sur les
constructions apparues après 1945 est inexistante à Paris et en
Ile-de-France. Partout, les signes de cette histoire sont bafoués,
éteints et étouffés. Partout règne une forme particulière de
communication architecturale mêlant propos publicitaires et politiques à
une incompréhension des enjeux patrimoniaux mais surtout un cynisme
ambiant qui cherche dans les arguments d'une écologie de bazar et de
bons sentiments à éradiquer un héritage, non pas sur des arguments réels
de sécurité (amiante) mais bien pour effacer l'affront de l'histoire
d'avoir su, à une époque, construire une architecture moderne,
c'est-à-dire, oui, essentiellement classique. La ruine de l'école
d'Architecture de Nanterre, son état de décrépitude est le signe parfait
de ce nouvel ordre moral et architectural, celui d'un "en même temps"
qui veut dire "surtout plus maintenant". La Nouvelle AOM en fait n'a
rien de nouvelle, elle est conservatrice, conservatrice de la
novlang de ce jour, elle a reçu la leçon d'un Seguela au biberon. La
France tranquille, une architecture tranquillisante. Faire d'abord un
discours, utiliser les mots et bâtir dessus une coquille, une
carrosserie. Elle est fille de cette politique, elle en offre l'image
d'aujourd'hui : transparente, si transparente. On pourrait dire
diaphane.
Je vous donne tout de même quelques cartes
postales prouvant la puissance troublante et sombre de cette très belle
architecture. Pour ma part, et à la différence de l'article de AMC*, bien complaisant de Margaux Darrieus
avec les architectes de la Nouvelle AOM, je nomme les architectes de la
seule vraie Tour Montparnasse, je ne veux pas que, eux, on les oublie.
Je les remercie pour les joies, les sensations, la présence de leur beau
monolithe qui va bel et bien disparaître à jamais. Merci Messieurs
Arretche, Beaudouin, Cassan, Dubuisson, de Hoym, de Marien, Lopez,
Saubot, Warnery. Que vos grands noms comme une ombre puissante viennent
un jour, à nouveau, écraser ce Paris pourrissant et olympique.
D'abord
trois cartes postales par le photographe Albert Monier, grand arpenteur
de Paris, qui ici nous offre bien les grandes qualités de son travail
photographique. On notera que Albert Monier, habitué à un Paris plus
traditionnel, celui des clochards en bord de Seine et d'un pittoresque
pour touristes n'hésite pas à regarder ce beau monument et aussi à
l'aimer.
Cette édition par Cap-Théojac est en Mexichrome et nous
montre la Tour Montparnasse surplombant son quartier. Mais depuis quel
point de vue ? je vous laisse deviner et retrouver ! Voyez comment le
photographe cisaille littéralement son image par la verticale de la Tour
qui vient toucher le haut du cadre. Ici, il est bien question de dire
sa puissance et sa radicalité.
Voici
toujours d'Albert Monier chez le même éditeur, cet autre point de vue
spectaculaire ! Le soleil vient taper dans le monolithe, vient le
saluer. Tout tourne au brun sombre contre le ciel bleu de Paris. Les
obliques pourtant légères appuient la monumentalité et la sensation de
vertige du photographe au pied de la tour. Superbe photographie et
maintenant, superbe document historique de ce qu'était la Tour
Montparnasse pour son épiderme trop bronzé. C'est cette peau qui sera
arrachée.
Pour
finir avec Albert Monier, une carte au cadrage plus attendue, surtout
par son premier plan fleuri. On aimera être aussi prêt de la façade et
de bien lire le beau dessin de son profil :
Retournons
sur le sol, Boulevard Montparnasse, grâce à un autre grand photographe
de cartes postales : J.E. Pinet (écrivez-moi !)
Ici, la Tour
Montparnasse est mise en relation directe avec les façades du Paris
Éternel et il ne fait aucun doute que Monsieur Pinet joue avec ce
contraste tout en ne prenant pas une position trop appuyée. Il se met
dans l'ombre et cadre la ville à la hauteur du piéton. Un très beau
document sur les rues de Paris et leur Modernité. D'ailleurs, on
pourrait même trouver la tour, ici, peu audacieuse dans sa verticalité.
Toujours
depuis la rue, voici notre belle Tour qui se dresse. Là aussi, le
soleil en efface une partie de la façade en tapant dessus. L'éditeur et
son photographe inconnu nous offrent ici un hymne à la verticalité que
tout, même le lampadaire, accentue. On pourra aussi ici, garder en
mémoire la qualité exceptionnelle de cette couleur ambrée qui chante
aussi dans la Ford garée au pied.
Toujours
par la verticale, toujours imposant sa masse, son trou noir, voici que
les éditions Image'in éditions nous offrent aussi la tour Montparnasse,
écrasant le sol de Paris que l'éditeur inscrit sur la carte comme pour
bien affirmer que nous y sommes ! L'édition ajoute un peu de noir au
tirage et durcit sa couleur mais on aime ça ! Un cadre noir finira la
sensation de dureté pour une carte postale d'un grand chic.
Et
si nous entrions ? Et si nous venions voir Paris ? Cette carte postale
Cap-Théojac nous montre ce lieu d'un chic tout parisien et nous indique
que le restaurant du 56ème étage est ouvert jusqu'à 2 heures du matin !
Les rendez-vous ici devaient donner de la hauteur aux relations
naissantes... Bientôt, on ira voir des salades pousser. Une autre
époque.
Je
vous donne aussi le très bel article de Dominique Amouroux sur la Tour
Montparnasse paru dans son guide d'architecture contemporaine en France :