mercredi 10 septembre 2008

débrayage





Encore une fois les patrons (mais qui sont-ils finalement) de Renault décident du licenciement de milliers d'ouvriers. Une fois de plus la grande foire mondiale de l'heure de travail la moins chère fait des victimes, une nouvelle fois les choix commerciaux stupides des dirigeants conduisent à la restructuration (quel beau mot) de l'entreprise. Il faut dire qu'il était nécessaire, par exemple, que Renault produise un 4X4... (en plus il est laid)
Chez nous on est Renault comme Marc est Citroën. C'est étrange mais c'est indéfinissable. Il y a 50 ans, chez nous on était tissage et drap d'Elbeuf. Mais Renault est venu s'installer ici à Cléon il y a tout juste 50 ans, c'est l'anniversaire cette semaine, l'heure n'est pas, vous comprendrez à la fête.
Mon grand-père quitta les usines de tissages du centre d'Elbeuf pour aller travailler chez Renault et son fils, celui qui piqua la Dauphine pour aller en Italie (vous suivez ?) alla aussi y travailler au milieu des années soixante. Nous les garçons avons réussi à y échapper grâce sûrement à la crise des années quatre-vingt. Et puis on a vu l'épuisement de notre grand-père et celui de notre père qui travaillait de nuit à la Fonderie où il contrôlait la qualité des pièces. Vapeur d'aluminium et fatigue...
Enfant, on m'emmena mes frères et moi en visite pédagogique à l'usine. Je me souviens tout particulièrement de ce moment clef de ma vie d'enfant car je compris en quelques gestes la violence du milieu ouvrier et de l'usine comme un ordre imperturbable. Alors que nous visitions les ateliers, notre groupe croisa mon père un peu au loin et j'eus alors le geste normal d'aller le voir avec la fierté immense de le rencontrer là. Mais Un geste, je ne sais plus de qui, sûrement ma mère me retint. Je le revois encore ce père inapprochable, ne pouvant lui-même prendre la décision de venir, impossible de quitter le poste, nous faire un geste de la main et un léger sourire. Il n'était donc pas libre ce père. Il n'était pas libre là.
Cette violence que je garde presque comme un trésor sera ma force pour tout faire dans ma petite vie d'enfant pour ne pas entrer dans cet univers. Alors je traîne comme beaucoup des gens de l'usine ce mélange de fierté et d'horreur. La Régie c'était notre vie. Pour moi rouler en autre chose que Renault serait une traîtrise qui d'ailleurs ferait bien rire mon père ! A la régie (contraction de Régie Nationale des Usines Renault) il y avait aussi le Comité d'établissement et sa bibliothèque et discothèque magnifiques tenues par les syndicats et la C.G.T en particulier. Nous y allions pour emprunter des livres et aussi des disques. On pouvait choisir librement. Un paradis plein de surprises, d'une richesse incroyable. j'ai appris ici aussi à aimer les livres. C'était d'une grande ouverture d'esprit et très pointu. Et j'y ai beaucoup appris. C'était toujours un plaisir d'y accompagner ce père qui là pouvait être un peu plus libre. Nous avions notre nom sur une petite fiche et parfois quand le livre sortait peu, la dame ou le monsieur responsable nous disait la phrase magique : "Est-ce que tu veux le garder ?"
Oui. J'ai aimé ce lieu.
Après ces quelques souvenirs émouvants et pour célébrer l'anniversaire des millions d'heures de travail versées par tous ces hommes et femmes depuis cinquante ans à l'usine Renault de Cléon je vous montre quelques cartes postales du site et deux photographies de mon grand-pére le jour de son départ en retraite dans son atelier. Il mourra quelques années après.
On commence avec :
Cléon les usines Renault aux éditions J. Kettler en couleurs naturelles non datée. On voit le parking immense sur lequel les ouvriers rangent leur auto. Si grand que mon père pouvait se tromper de voiture et partir avec celle d'un collègue.
St Aubin-lès-Elbeuf vue aérienne l'usine Renault carte envoyée par ma mère à la sienne le 31 août 1972. C'est une carte Combier en Cimcolor.
Cléon Régie Nationale des Usines Renault qui forme l'acronyme RNUR que tous les elbeuviens prononcent avec délectation dans un roulement de R profondément guttural... Une édition Sofer en couleurs naturelles. Pas de date. On peut voir le gardien de l'usine faire un signe au photographe.
Un peu à part car il ne s'agit pas de Cléon mais je crois de Boulogne-Billancourt une image de Stéphane Couturier que j'aime tant. L'image se nomme "Renault" 1994 127,5x101,5 cm ministère de la culture et de la communication délégation aux arts plastiques fonds national d'art contemporain édition du musée Niepce. C'est une image vide des hommes et de femmes qui dans cet amas de grilles ont laissé de leur temps.

Jean Liaudet, ouvrier chez Renault



Voici donc mon grand-père à son poste pour la dernière fois.