mercredi 3 février 2010

Le Corbusier habitable

Voici un article composé sur la base de deux cartes postales bien rares et surtout bien significatives de l'image de la modernité et de sa réalité.
Il s'agit de deux images montrant l'intérieur de l'une des cellules d' habitation de la Cité Radieuse de Marseille par Le Corbusier.
Deux images qui nous montrent un certain art de vivre dans cet espace si chargé de rêves modernes.
La première est disons celle exacte, à la hauteur du désir.



Depuis l'intérieur le photographe cadre une scène de la vie de famille dans l'appartement. Tout est là pour dire la révolution de l'espace. La symétrie parentale permet de dire le généreux balcon intimiste et lumineux en appuyant sur la distance entre les deux chaises longues offrant ainsi une idée de la largeur de la pièce bien grande. Le siège transat est d'ailleurs bien dans l'esprit, un cadre de bois rigide mais qui se déplie et se replie à l'envi sur lequel le poids du corps va tendre une toile légère.
Le père à gauche fait sa lecture, un peu replié sur lui-même et ne se souciant que peu de ce qui l'entoure. Il est là.
La mère fait de la couture et esquisse un redressement vers la petite fille. A moins que simplement il ne soit très difficile de coudre enfoncée dans le transat !
Mais bien évidemment toute la tension de l'image provient de l'incroyable mouvement de la fillette. Elle enjambe la petite estrade qui permet la fermeture du grand pan de verre mobile. Elle enjambe et ce geste dit parfaitement l'indifférenciation des espaces de la cellule. Elle est à la fois dehors et dedans. C'est une révolution.
Car elle fait là exactement ce qui a fonder l'un des rêves de la modernité, des espaces indéfinis entre intérieur et extérieur, des glissements de fonction par une mobilité des limites, un goût pour l'air, le vide, la lumière. Oui cette petite fille qui enjambe, hésitant entre le dedans et le dehors est bien le modèle d'une vie nouvelle.
Admirons le dégagement de l'espace devant elle. Les meubles semblent repoussés vers la gauche et la droite de l'image, et sur l'estrade des coussins plats attendent que l'on s'y assoie, là aussi sans savoir si on est sur le sol ou sur un siège, dedans ou dehors.
Des chaises de paille simples, un pied de table commune, un poste de radio posé comme à la plage forment un ensemble mobilier bien connu et en rien extravagant de modernité. Seul, le lampadaire magnifiquement années cinquante, habile tige de métal dessinée terminée par deux cônes nous dit son époque. Lui aussi, il est solide mais transparent, comme un dessin dans l'espace.
Mais aussi ce qui frappe c'est le garde-corps du balcon et la manière dont il nous dit le paysage extérieur. Ce qui me frappe c'est l'impossibilité assis de voir dehors. Si nos deux parents tournent la tête, leur regard tape contre le béton. La vision vers l'extérieur demande donc d'être debout. Que perçoivent alors les enfants de l'extérieur ? Ils voient le monde à travers la grille du garde-corps.
Ce dernier permet, oui, de se mettre nu sur son balcon, de prendre le soleil sans que ni les voisins du dessus ou des côtés ne puissent vous reluquer. Ça c'est bien.
Regardons comme la ligne du balcon forme un étrange horizon.
Mais depuis toujours, je me demande à quoi sert cette pièce de bois sur les châssis des fenêtres ? Qui peut m'aider ? Elles viennent, je crois, se glisser sur l'estrade lorsque la porte-fenêtre est fermée.
Bien sûr cette image est composée. Tout est trop là, parfait, symétrique et dessiné. Les actions trop justes, la vie de famille trop empreinte d'une vie idéalisée. Mais s'agit-il de vrais habitants jouant leur propre vie ou des amis du photographe de la maison d'édition "Voyagence" concessionnaire du Service de Visite...
La photo est de Sciarli de Marseille.
Voici autre chose :



Nous avons un peu reculé et tourné l'objectif vers l'entrée de l'appartement. C'est vide. Personne. On voit bien l'agencement de la cuisine révolutionnaire ouverte vers la famille, vers la vie du reste de l'appartement si commune aujourd'hui. On devine une machine à laver (?).
Bien évidemment ce qui choque un peu dans ce lieu c'est le style de la table à manger et c'est ce qui fait aussi l'intérêt de cette image au-delà de son architecture.
Là, les habitants ont posé les meubles de famille, à moins qu'il ne s'agisse de ce mobilier de la reconstruction offert aux sinistrés comme il y en a encore tant et tant dans nos maisons et dont on ne sait que faire.
Mélangeant un art déco un peu pauvre et des influences paysannes mal assumées ils ont pourtant permis à de nombreuses familles de jouir d'un minimum décoratif ma foi honnête et surtout solide, très solide !
Mais comment pourrait-il en être autrement ? Comment croire que nous aurions pu dans ces appartements trouver autre chose que ce mélange de meubles hérités et d'un goût populaire ?
Pourquoi donc aurions-nous trouvé là uniquement des meubles dessinés par Charlotte Perriand et Jean Prouvé ?
Pourquoi demander à ceux que l'on souhaite reloger d'abandonner ce qu'ils sont et qu'ils expriment ainsi par leur choix de meubles ?
Alors, certainement que comme moi, lorsque l'on visite ce genre de lieu on veut tout trouver de cette modernité, on s'imagine qu'elle fut une rupture totale et acceptée d'emblée. Mais toujours traînent dans les histoires familiales des meubles auxquels on est attaché et aussi des meubles accessibles d'un point de vue financier.
Peut-on en déduire qu'il s'agit là d'un certain échec du design ? C'est aller un peu vite. Mais c'est assez significatif de voir que les ruptures ne peuvent se produire que sur un désir fondé souvent sur un apprentissage d'un autre mode de vie.
Car finalement cette table c'est une table et c'est l'essentiel. Le repas devait y être aussi bon que sur une table de Jean Prouvé non ?
Mais faisons un petit retour en arrière. Qui nous dit que là aussi il ne s'agit pas d'une mise en scène, que cette table est là pour dire justement que cet espace moderne sait aussi accueillir les gens comme ils sont, sans rien imposer d'un style trop radical ? Car la carte postale de cet intérieur est certainement éditée aussi pour montrer la vie dans la Cité et il ne faut pas oublier le choc produit par sa construction.
Il fallait donc pouvoir montrer comment on y vit, lever le doute sur son habitabilité.
D'ailleurs l'édition des cartes postales est bien le signe d'un intérêt pour le bâtiment et signifie aussi les visites qui devaient en être faites à l'époque.
Regarde dans la maison du fada, on peut y mettre l'armoire de Tata Charlotte.
Oui.
Mais il se trouve aussi que l'Architecture d'Aujourdhui évoque ces images et c'est assez surprenant que la revue s'attache à l'édition de telles images. C'est aussi assez significatif de son intérêt pour la manière dont finalement l'avancée architecturale est perçue au-delà du monde des architectes.
En effet dans le numéro 125 de 1966, page LV on trouve une mise en page mettant en opposition les propositions de l'architecte face à 5 cartes postales vendues à l'unité d'habitation de Marseille communiquées par l'un des lecteurs de la revue.

On y retrouve notre carte postale de la cuisine en compagnie d'autres décors assez fantaisistes pour certains comme ce puits-bar d'un kitsch somptueux de laideur...



On entend bien dans cette page sans autre commentaire, le sourire en coin et amusé de la situation, cette manière de dire qu'il n'y a rien à faire contre la réalité du goût.
Mais reste que prendre la carte postale comme témoin de l'existence réelle d'un lieu, comme preuve de sa réalité spatiale est assez unique et peut certainement nous dire que nous avons raison d'attacher à cet art populaire une attention toute particulière en jouant nous aussi des articulations possibles entre le rêve, le réel et l'image.
Il me reste à trouver les autres cartes postales pour ma collection...

Voici les propositions de l'architecte :





Et voici les cartes postales vendues à la Cité Radieuse :