Voici trois cartes postales un peu particulières qui ont comme postulat de départ d'être à part dans ce domaine, de faire œuvre de création, bref comme diraient les jeunes d'aujourd'hui, trois cartes postales qui se la pètent un peu.
Nous savons, maintenant que nous regardons avec attention les cartes postales de constructions modernes et contemporaines, qu'il y a en effet les cartes postales qui font simplement leur travail d'état des lieux, celles dont l'objectif essentiel est de placer la construction dans son époque et de servir de repère de lieu et de temps aux correspondants. Une sorte de "C'est ici et maintenant".
Ces cartes postales nous l'avons vu ne déméritent pas, loin de là, d'un point de vue photographique et font même parfois la nique joyeusement aux courants photographiques savants et cultivés démontrant que leur forme est bien plus riche qu'il ne semble y paraître. Nous avons vu comment certains des très grands photographes vont jusqu'à les considérer comme des œuvres à part entière. (Martin Parr, Walker Evans...)
Mais il y a bien un autre type de cartes postales, celles qui veulent dès la prise de vue se détacher de ce modèle imprécis. Elles jouent un peu à des éditions d'artistes, s'expriment dans des cadrages osés, offrent des détails, jouent à l'abstraction, semblent s'adresser à un public exigeant une relative originalité du point de vue, des gens ayant su voir ce que le commun n'a pas vu d'une construction. Certaines lignes éditoriales sont spécialisées dans ce type de cartes postales qu'un peu vite nous pourrions qualifier d'artistiques. Je crois même que certaines de ces cartes postales ont pour objet de faire de la beauté avec ce que le commun considérerait comme laid. Elles voudraient faire preuve d'un regard donnant à la photographie la chance de sauver une construction par un jeu savant des lignes, des couleurs, du cadrage.
Je vous propose donc trois cartes de ce type, sur la même construction malheureusement disparue : le Forum des Halles à Paris.
Regardons :
Ce très osé point de vue sur les parasols (parapluies ?) de Jean Prouvé pour Monsieur Vasconi nous vient des éditions de l'Escargot, 9 passage Cardinet à Paris. La maison d'édition ne précise ni le nom des architectes, ni le nom de son photographe d'ailleurs. Elle parle du quartier des Halles et d'un gros plan... Oui, c'est bien cela que l'on voit. On pourrait avancer une analyse formelle de la sorte : un éclair de verre zigzagant au premier plan vient toucher les courbes en rayons du parasol (parapluie ?). L'opposition formelle est simple mais bien vue et toute l'image tire vers un gris-bleu assez réussi. Et, il faut le dire, c'est un beau cadrage qui a le mérite aussi de nous permettre de comprendre le mode constructif de l'ensemble. Une sorte d'esthétisme des agrafes.
Autre détail, autre architecte, toujours le Forum des Halles :
Voici donc une image qui appartient (attention !) à la collection "photographie contemporaine de luxe", dans la collection
"Présence Urbaine" en "Perfect Design"... Tout un programme donc !
Nous avons également le nom du photographe monsieur Philippe Etienne. La carte postale précise encore le nom de l'architecte Jean Villerval et le lieu, les Halles. On passera sur la faute d'orthographe du nom de l'architecte (Jean Willerval), cela arrive à tout le monde... Mais voyons ce que nous montre ce cadrage avec un tel programme !
Un morceau des façades de verre réfléchissant fait apparaître la ville ancienne fragmentée et brisée sur un ciel bleu tendu qui là aussi donne sa tonalité à l'ensemble. L'évidence d'une mise en question du rapport entre architecture moderne et ancienne se fait limpide : la ville ancienne, le Paris de Jadis est prisonnier, brisé, fragmenté, explosé dans la façade du Paris moderne aveugle par ses verres à ce Paris ancien. L'abstraction des formes modernes régulières exerce une force brutale mais chatoyante sur l'histoire et le pittoresque. Oui. Mais il est difficile de dire si Monsieur Philippe Etienne voulait là livrer un message négatif sur l'architecture moderne ou simplement constater ce que certainement l'architecte lui-même aurait pu développer : une architecture moderne sachant se faire le reflet de son environnement et qui s'habillera du Paris ancien par ses reflets pour sans doute mieux s'y fondre... s'y confondre. On connaît bien cet argument architectural qui veut jouer du camouflage, de la "transparence" voire de la disparition en étant l'écho par le miroir de ce qui l'entoure... Sauf que malgré les progrès des matériaux de construction, malgré le génie des images projetées, le miroir n'est jamais parfait et, mieux que de n'être qu'une surface nommant le monde, elle le brise, le casse, le ruine... Cela est beau sans aucun doute parfois mais ne relève pas de l'intégration, bien au contraire.
Regardons une autre carte postale de la même collection :
On pourrait croire à un détail de la carte précédente mais il n'en est rien même s'il est clair que le photographe est placé un peu plus en avant de son point de vue précédent. Il abolit totalement le repère de l'architecture dans son espace et le ciel hors reflet n'existe plus. L'architecture de Monsieur Willerval devient une sorte de grille déformante (fête foraine, Palais des Glaces)) au Paris éternel (et ici bien laid).
Car oui, ce Paris pris dans les déformations des glaces est un Paris bien pauvre à la poétique étriquée, crépis de gris, aux épouvantables garde-corps de fer forgé et à l'esthétisme du zinc terni.
Mais l'image est efficace à ce jeu d'oppositions.
Vous êtes encore là ? Vous êtes courageux !
Faut-il tirer une conclusion sur ce désir de faire des images autres, originales, artistiques ?
Faut-il se moquer, aimer, regretter ?
Je crois qu'il faut aimer. Parce que j'imagine bien ces photographes à la chasse, sur le parvis, cherchant avec leurs appareils et leur objectifs à construire quelque chose, à poursuivre aussi sans doute l'œuvre architecturale et même à la comprendre. Tenter l'esthétisme, le beau dans la modernité c'est à la fois la reconnaître comme un terrain à cette qualité tout en affirmant la nécessité d'un travail du regard. Et, quoique l'on pense de ces images, de leur grandiloquence à fabriquer des "images", elles ont la politesse de nous dire cette attention. Et cela se respecte, se regarde et même j'ose, invente aussi l'espace architectural.
Merci de votre attention.
ps : évidemment, au moins, de ce beau Forum des Halles disparu, il nous restera ces témoignages.