Voici encore trois occasions de visiter l'architecture de Le Corbusier, de comprendre peut-être par l'image comment on vit cette architecture, comment on l'habite.
D'abord deux cartes postales du Couvent des Dominicains d'Eveux qui nous montrent une cellule de l'établissement :
Cette carte postale Combier est de 1963 datée par l'éditeur et par le cachet de la Poste, elle est donc contemporaine de l'architecte.
On est immédiatement saisi par le vide des lieux, la rudesse surtout accentuée par le vide de la bibliothèque, vide dont on ne sait s'il s'agit d'un moment particulier ou d'une décision de neutralité comme pour un appartement témoin. Difficile de croire en voyant cette image que cette cellule est effectivement occupée. On la dirait bien plus en attente de visites, des regards de voyeurs de passage.
Elle offre un sentiment étrange entre abandon et non-occupation qui tire la construction vers une froideur que ne réchauffe que difficilement la polychromie des huisseries et le rouge du rideau.
Il fait... un peu froid.
Le flash du photographe étire des ombres vers l'extrémité de la pièce et on devine un jour à peine levé ou au coucher formant un rectangle bleu parfait monochrome de Klein.
Je suis à la fois complètement attiré par ce silence et en même temps un peu réticent comme s'il me faudrait vite remplir la bibliothèque et faire avec mon corps un creux dans le matelas du lit.
Il va se soi que je ne pourrais pas laisser le Christ ainsi accroché mais je ne pourrais pas non plus l'abandonner dans un coin. Il me faudrait lui trouver une place digne mais hors de mon regard. Difficile...
On s'étonnera du téléphone sur le mur. Le Dominicain a-t-il le droit de faire des appels, d'en recevoir ? Est-ce surtout une communication intérieure ?
Le mobilier est à l'avenant, d'une simplicité monacale : une chaise, rien qu'une chaise.
Une table, rien qu'une table. Pas de démonstration moderniste d'un design trop tape-à-l'œil de sa modernité. Tout le design est dans le lieu, son espace, ses dimensions et son vide traité comme un luxe suprême, celui de ceux qui vivent dans ce superbe détachement.
Je les envie. Oui.
Une lampe noire fine n'éclaire qu'un petit bol de porcelaine blanche et un livre ouvert. Ma main peut sentir la douceur du bois de la table et le grain épais du crépis du mur. La nuit tombe. Il faut dormir.
Dans la chambre d'à côté :
Sur cette carte postale, toujours chez Combier, le jour est levé et éclaire seul la pièce formant à son tour un rectangle blanc dans la fenêtre. Le sol brille de propreté et la porte est ouverte.
Quelqu'un habite ici.
J'en suis certain. Un certain désordre derrière le bureau et une minuscule plante verte prouve que dans cette espace une vie s'organise. Et puis la bibliothèque est pleine d'un léger mais humain désordre.
On devine le livre de poche d'Elie Faure sur la peinture moderne.
On retrouve la lampe et le téléphone mais le bureau est bien plus sophistiqué avec une planche sur un pied qui se déploie. On regardera l'espace restreint que cela produit entre la bibliothèque et le bureau...
Le lit et la bibliothèque sont bien rustiques, faits de planches de pin. Qui les dessina ? Le Corbusier lui-même ou, dans leur superbe simplicité le menuisier du village ?
Là aussi aucune image sur le mur, même pas une image sainte comme si la qualité de son grain en faisait dans sa simplicité le plus beau décor. Il s'agit aussi d'un lieu de recueillement et ce silence des murs est un écran aux pensées.
La carte postale est de 1966, nous indique le nom de Le Corbusier et que le couvent fut classé monument historique en 1965.
un autre lieu de recueillement :
Nous sommes au salon, dans la Cité Radieuse de Marseille en 1958. Cette carte postale Ryner nous montre bien que finalement l'architecture contemporaine n'oblige pas ... au design contemporain !
Et finalement c'est tant mieux. Mais le rêve moderniste se brise tout de même un peu contre l'écran de cette télévision si moderne à l'époque posée sur un pied en fer forgé très travaillé !
Le fauteuil brille de tout son vinyle mais le reste trouve sa place. Le philodendron qui me fait toujours penser à Matisse, la lampe au pied noir et bulbeux et le bouquet de fleurs un peu fatigué sont dans le goût de ces années-là.
Mon œil essaie de comprendre le fil de la télévision et son branchement. La mollesse de ce fil pendouillant ainsi m'intrigue à l'infini.
Pour finir le décor, un morceau de radio dépasse avec son antenne à gauche et un réveil indique 7h40.
Pourtant les rideaux tirés sur la façade ouest laissent passer un soleil sous la forme d'une barre blanche éblouissante. Un Soleil du soir, vu l'heure, peut-il être aussi fort à Marseille ? Difficile à imaginer pour moi qui vit au Nord.
A moins que ce réveil ne soit qu'un décor, arrêté à tout jamais sur son heure.
Le correspondant écrit " Chez un ami rédacteur de l' Energie Française nous sommes dans la Cité Le Corbusier, confort absolument remarquable."
Qui est ce rédacteur, est-ce vraiment son appartement ?
Je ne crois pas mais c'est certain, c'est un homme de goût et de confort...
5 commentaires:
David, ton exploration scrupuleuse me pousse à scruter tes images à mon tour. Sur la première, il n'y a pas une mais deux sources lumineuses, situées de chaque côté du photographe. On voit nettement, bien qu'un peu moins sombres, les ombres des pieds de la table dirigées vers la droite. Leurs directions tirent vers deux points en avant de l'image, à gauche et à droite. Trois taches blanches reflétées dans la vitre trahissent la présence des lampes, un peu plus et le rideau rouge les masquait totalement. Aucun reflet de l'autre projecteur, le plus proche possible du mur de droite, dont les aspérités du crépi sont soulignées.
J'ai même cru voir un reflet de la chambre photographique dans la vitre, c'est très ténu et ça disparaît à l'agrandissement.
En tirant les fuyantes, on s'aperçoit que la table n'est pas parfaitement parallèle aux murs, mais légèrement déviée vers la gauche.
Quant à la chambre habitée, elle n'est pas seulement éclairée naturellement, un éclairage complémentaire discret est décelable. Il souligne là aussi le crépi, il éclaire les plans verticaux de bois blond de l'étagère, du bord de la table. La lampe est située très bas, à même le sol si l'on en croit la clarté du pied du lit, une ombre coupe d'une oblique noire les livres debout, passe au-dessus d'Elie Faure et des suivants, forme un bandeau horizontal gris sur le mur au-dessus de l'étagère et sur toute sa longueur.
oui !
moi aussi j'avais "senti" l'image"du photographe dans la vitre et comme toi agrandi l'image en vain finalement...
j'ai pourtant une carte postale où comme dans Blade Runner si on agrandit on voit nettement le photographe. cela sera pour un autre article
sur le salon de la cité radieuse: le cable de la télévision pend mollement car dans cette configuration (appartement descendant), la prise télévision est situé à l'opposé d'où la télévision a été placée....et cet appartement descendant est orienté vers l'ouest, donc cette forte lumière vient du soleil en train d'achever sa course (réveil sur 19h40; en Eté)...
mais c'est très perspicace et bien vu !
merci.
ce que je cherchais, merci
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