mercredi 18 décembre 2013

Traüme von Candida Höfer



Une petite fille allemande se réveille.
Les lits sont alignés suivant strictement la géométrie précise du carrelage. Aucun bruit à part celui qu'elle produit elle-même : froissement délicat des draps de coton tiédis et un peu rêches.
L'air ne passe pas par les fenêtres ouvertes. Et la petite fille ne veut même pas regarder dehors, ignore le ciel, ignore les arbres.
Candida c'est son prénom. Elle avance au milieu des autres lits qu'elle laisse derrière elle. Plis identiques des couvertures, glaçage parfait des peintures. Il lui faut aller vers la porte du fond simplement parce qu'une porte est toujours faite pour être ouverte. Candida n'a pas peur, elle est sûre d'elle, si sûre que ce vide ne l'effraie pas mais la rassure. C'et tout juste si elle est sensible à ses pieds nus sur le froid du sol.


La porte révèle une autre pièce pleine de lits cette fois les uns au-dessus des autres. Aucun corps, aucun enfant, aucune lettre, aucune photographie glissée sous les sommiers. Mais Candida dans sa candeur un peu sérieuse se permet pourtant d'analyser la lumière qui cette fois vient de la gauche. Comment les astres et le soleil ont-il pu ainsi tourner dans le ciel si vite, d'une porte à l'autre. Le temps d'y penser et voilà la petite fille à nouveau en train de pousser une porte.


Le damier du carrelage lui sert de repère pour poser les pieds chacun à leur tour dans cette pièce occupée dans sa moitié par des cages de verre. Chacune comporte un bureau, deux chaises, un évier, un lit d'auscultation.
Sur un dossier parfaitement aligné au rebords de la table Candida voit son nom d'écrit : Candida Höfer.
Le dossier est vide pourtant. C'est l'instant où elle remarque une tête qui dépasse, la tête d'un petit garçon de son âge qui la suit des yeux. Candida l'entend prononcer son nom, il s'appelle Thomas. "Thomas, Thomas Struth et toi ? " dit-il d'une voix si légère que Candida en est troublée, comme si cette voix elle l'avait déjà entendue. Mais rien ne peut arrêter Candida dans sa déambulation, pas même la voix fluette d'un petit garçon. Elle ignore alors l'enfant qui recommence à la suivre des yeux tout en battant de son pied gauche, dans un tic nerveux, le sol. Candida est déjà dans la pièce suivante.


Des tables et des tables et des tables alignées là aussi parfaitement attendent l'heure du repas. Les assiettes sont retournées les unes sur les autres, le vin tiédit dans les bouteilles. Candida n'a pas faim, n'a pas soif. Elle est comme toujours irrémédiablement attirée par la porte du fond, comme si la seule chose qu'elle puisse faire c'est passer ainsi dans le monde, passer devant, dedans, sans personne à rencontrer, à aimer, à suivre, à faire rire, à écouter. Personne. Pourtant tous les objets indiquent, dans l'enfer de leur solitude, la présence des autres. Et Thomas maintenant la suit d'un peu loin. La porte, vite, passer la porte.


Une église dans un paysage tourmenté, c'est ce quelle voit en premier, ce paysage quelle croit reconnaître : un diptyque de peinture entièrement en camaïeux de gris durcit par le blanc des néons des plafonniers. Elle ne regardera pas dehors, les fenêtres sont trop hautes. Et le triangle dessiné point à point par les boules de billard lui fait mal au ventre. La lourdeur de la table de billard lui fait mal au ventre, mais surtout, surtout le désordre de la chaise qui n'est plus à sa place lui fait mal au ventre. Le désordre... Qui ? Le mal au ventre c'est la peur ? Elle saisit alors la queue de billard et poursuit son chemin en regardant la chaise déplacée comme une ennemie. Et, toujours, quelques mètres derrière elle maintenant, la présence du petit Thomas Struth qui répète doucement entre ses lèvres son nom et le sien mélangés : "Thomas, Candida."


Candida pousse la porte de nouveau, une porte plus lourde, plus épaisse qu'elle laisse se refermer seule par son poids. Sa main sent le velours tendu lui échapper et la vison soudaine des sièges d'une salle de projection, d'une salle de cinéma, la rassure enfin. Le brillant du satin du rideau devant l'écran au fond de la salle aussi la rassure. Il n'a pourtant pas la couleur rouge d'un brocard. Pour pouvoir s'asseoir, elle doit basculer le siège et abandonner la queue de billard sur le sol. Elle le fait sans hésiter. Elle remarque alors qu'elle ne s'est pas assise sur le fauteuil directement au bord de l'allée mais qu'elle a laissé une place à sa gauche. Elle sait maintenant pour qui est ce fauteuil vide.
Le petit Thomas arrive et s'assoit à cette place sans hésiter, sans effrayer Candida. Tous deux se regardent intensément, Candida plonge dans l'iris de Thomas comme si leurs yeux allaient se toucher, comme s'ils devaient toujours ainsi projeter leur rayon l'un dans l'autre, comme s'ils devaient se perdre l'un dans l'autre. Mais déjà le rideau s'ouvre dans un bruit mécanique libérant l'écran de cinéma.

Candida Höfer se réveille à Cologne.
Thomas Struth se réveille à Berlin.
L'un et l'autre savent bien qui a organisé ce rêve, qui a construit ces espaces.
Et tous deux s'entendent prononcer très doucement en se frottant les yeux : "Bernd".

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